À quelle époque remontent les éléments d’Analyse mathématique qu’on apprend (un peu) au lycée et ensuite dans les premières années d’université ? Je proposerai un parcours qui nous mènera des années 1600–1700, qui ont fasciné nombre d’historiens des mathématiques, jusqu’à la mise en place de « bases rigoureuses » pour l’enseignement de l’Analyse, dans les années 1870–1890.
Quand a-t-on commencé à écrire les mathématiques d’une façon que nous pouvons suivre sans trop d’effort ? Quand a-t-on défini les « fonctions usuelles » de notre bibliothèque mathématique ? Quand a-t-on compris les suites et les séries ? Les fonctions continues ? Les dérivées partielles ? Et les opérations sur les ensembles ? Détailler un programme aussi vaste demanderait plusieurs exposés, j’essaierai seulement d’illustrer un petit nombre de moments choisis dans une longue histoire.
En examinant des apports de Viète, Galilée, Wallis, Newton, Euler, d’Alembert, Cauchy, Abel, Dirichlet, Riemann, Cantor, nous aurons quelques réponses aux questions posées. Sans perdre de vue le thème, on pourra regarder en passant le paysage politique, le pape, le roi de Prusse ou la Révolution française. On apercevra le rôle qu’ont joué diverses institutions, religieuses, politiques ou simplement scientifiques et universitaires.
Le terme « analyse » a souvent été synonyme d’algèbre ; par ailleurs, ceux qu’on appelle maintenant analystes étaient souvent appelés « géomètres » pour d’excellentes raisons. Si, comme l’a montré Dieudonné, la tension entre algèbre et analyse que l’on constate dans l’enseignement élémentaire s’atténue au niveau de la recherche, on constate cependant dans tout le développement historique une tension entre les tentatives visant à ramener tout problème à un calcul mécanique, et la découverte de nouveaux objets mathématiques qui nécessitent d’étendre, ou de restreindre les règles antérieures. En ce sens, l’analyse montre la faiblesse des arguments tirés de « la généralité de l’algèbre ». Elle fonde aussi la notion de « continuum » (par définition, c’est un compact connexe) et la représentation de l’espace-temps ; elle forme à ce titre la base de toute la Physique moderne. On montre sur quelques exemples comment la réflexion sur les concepts et les méthodes de la géométrie et de l’algèbre a conduit aux notions que l’on enseigne de nos jours à l’université, soulignant leur pertinence pour le monde moderne .
Dans la deuxième moitié du 19ème siècle, sous l’impulsion de savants comme Lamé, Riemann ou Kirchhoff, un certain nombre de concepts de la physique (élasticité, principe de Huyghens) se précisent qui sont décrits par des propriétés des équations aux dérivées partielles. Le physicien Pierre Duhem, à la suite de ces travaux, tente une étude systématique de telles équations mais laisse rapidement la place à des mathématiciens : d’abord italiens, comme Volterra, puis français avec avant tout Hadamard, ces scientifiques vont faire de l’étude des EDP un des sujets majeurs de l’analyse au 20ème siècle.
Avant la Première Guerre mondiale, Tullio Levi-Civita (1873-1941) était un mathématicien déjà bien connu à l’étranger et notamment en France. Professeur à l’Université de Padoue depuis 1898, auteur d’importantes contributions au calcul tensoriel, à l’hydrodynamique et au problème des trois corps, il est élu en 1911 membre correspondant de l’Académie des Sciences de Paris. A partir des années 1920 les liens avec ses collègues français se renforcent : Levi-Civita est devenu un de leurs interlocuteurs privilégiés et les séjours romains des jeunes normaliens chez Levi-Civita deviennent de plus en plus nombreux. Dans cet exposé, nous nous proposons d’analyser les raisons, à la fois institutionnelles et scientifiques, qui ont conduit à cette relation privilégiée entre Levi-Civita et ses collègues français, en particulier dans le cas de l'hydrodynamique. Henri Villat, une des personnalités les plus marquantes de l'hydrodynamique française, considère Levi-Civita comme son maître et échange avec lui de nombreuses lettres de 1911 à 1939. Finalement, nous questionnerons les relations difficiles entre analyse et physique mathématique au tournant du XXe siècle, en se focalisant sur le rôle de la nouvelle méthode de Fredholm pour les équations intégrales dans le cadre de l'hydrodynamique en Italie et en France.